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Melanomania

2015

MELANOMANIA

 

En quelques mots…

 

 

Mélanomanie, obsession pour le noir… Guillaume Apollinaire désignait par ce mot  l’engouement pour l’art tribal, nègre en particulier qui exaltait la culture occidentale au début du vingtième siècle. Nancy Huston le reprend dans un nouvelle perspective : passionné par le noir, dans un sens obscur, nihiliste, néantiste… Même mon prénom, Doina, porte en lui un signifiant mélanomane : c’est le chant roumain de la tristesse et de la nostalgie, « dor » intraduisible. Si bien dans notre culture occidentale le « noir » évoque  la désolation, le deuil, l’obscur et le ténébreux mélancolique je le préfère  dans son acceptation première, comme couleur (ou non-couleur).   

Et afin de dépasser cet exercice euphémistique  du noir en tant qu’africain ou quasi-suicidaire, je choisis le  concevoir en termes picturaux et scientifiques, comme lumière,  la source élémentaire des sensations visuelles. L’œil humain ne perçoit rien au-delà des couleurs spectrales: du violet jusqu’au rouge.  La perception des  couleurs est assurée par des systèmes couples chromatiques à coté du système achromatique blanc-noir. Au regard de la science, le noir ne serait même pas une couleur: en effet, « en mélangeant les trois lumières monochromatiques, bleue, verte et rouge largement séparées dans le spectre, on peut reproduire toutes les nuances spectrales y compris le jaune et le blanc, mais à l’exclusion du noir et du marron qui ne sont pas des couleurs spectrales »[1].  Ce dit-achromatisme scientifique à été saisi par les artistes peintres qui ont considéré depuis longtemps le couple blanc-noir comme achromatique et le noir commence à être utilisé comme couleur que dans la modernité.

Pour Soulages, le noir devient outrenoir : «outrenoir pour dire : au-delà du noir une lumière reflétée, transmutée part le noir. Outrenoir, noir qui cessant de l’être devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir, un champ mental autre que celui du simple noir »[2]…  En ce qui me concerne, la distinction où «  le blanc serait réflecteur et le noir absorbant » m’amène à déduire qu’en fait  l’achromatisme,  serait la somme de toutes les couleurs.

Cette exposition, dont le nom invoque les variations sur le noir se veut un témoin de la richesse chromatique là ou elle n’aurait pas dû soi-disant exister.  La couleur subtile de toutes ces sculptures noires en fer est liée à un matériau, à une époque et à un lieu. La construction de ce corps de sculptures a eu lieu quelques années auparavant dans le cœur de l’Amazonie équatorienne. Cette immensité, bien nommé « l’enfer vert », l’explosion environnante des couleurs a engendré  un travail en ferraille par le feu de la soudure. Le contraste entre feu et vert n’est pas déplacé, car Goethe lui-même décrit comment la vision du fer incandescent dans une forge donne lieu, lorsqu'on regarde ailleurs, à la persistance d'une image verte.

Le noir apparent du fer  n’est qu’une illusion du visible. La qualité haptique de sculpture, sa tridimensionnalité et la texture jouent  dans ce jeu  d’ombres et de lumières et créent des nuances, ou comme le dit Soulages : « la texture du noir … matière matrice de reflets changeants ».  le noir que je fais mien n’est pas un noir absolu, il a toutes les nuances du  temps passé sur la ferraille, des traces d’oxydation,  des taches d’origine inconnue et de la soudure avec sa teinte argentée.  

Les sculptures représentant un temps et une structuration  à partir des fers vieillis se joignent  à un travail plus récent, comme pour lier époques et antinomies. Sur fond blanc d’un matériel moderne de polyuréthane  (sintra) et sur des cartons j’opère un travail de déconstruction et de ravinement. Le noir, les noirs car il y en a beaucoup,  étalé sur le support est ensuite taillé, arraché, excavé et découpé en donnant ainsi au dessin une dimension sculpturale et une texture topographique du bord et du creux.  De cette façon j’essaie d’instaurer un dialogue antinomique entre sculpture et dessin, par articulation des contraires : blanc-noir, construit-déconstruit, plein-vide avec lumière  qui donne de la couleur au noir et crée du noir dans le blanc.

 

Doina Vieru

 

[1] Bonnet, C., « Quelques bases neurophysiologiques de la perception visuelle et auditive »

 

[2] Soulages, 2002

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